Interview de Léonora Miano, écrivaine camerounaise, Prix Goncourt des Lycéens (2006), Grand prix littéraire d’Afrique noire (2011), Prix Femina (2013), en conférence au Club 44, le 27 avril 2021.

La littérature peut-elle contribuer à donner à voir une autre facette des cultures, notamment celles que vous abordez dans vos romans et essais ?

La littérature travaille sur la condition humaine, d’où qu’elle s’écrive. Il peut m’arriver de situer un texte dans un environnement sub-saharien jamais clairement défini d’ailleurs, car ce qui m’intéresse c’est aussi de pouvoir réinventer l’espace. Peut-être le lecteur non africain aura-t-il l’impression de lire un texte qui lui apporte quelque chose de nouveau sur le plan de la culture. Mais pour moi la culture, le territoire, ce sont les décors du texte, ce n’est pas son propos. J’écris l’humanité à partir de mon africanité. Je ne pense qu’il ne faut pas investir la fiction de la mission de faire comprendre les questions culturelles ou géopolitiques. La littérature, c’est de l’art. L’esthétique reste prépondérante.

S’intéresser à d’autres cultures permet-il de contribuer à lutter contre des questions comme celle du racisme ?

Pas nécessairement. Des personnes ayant une sensibilité d’extrême-droite peuvent non seulement s’intéresser à des cultures étrangères, à la leur et en acquérir la maîtrise, mais elles peuvent aussi avoir des conjoints issus d’autres environnements géoculturels. On peut admirer les Japonais et détester les Arabes…

La mise en présence de cultures diverses permet de découvrir les autres, de se familiariser non pas avec leur humanité mais avec leur manière d’exprimer l’universel. Contre le racisme, cela ne suffit pas. Pour les personnes originaires d’Afrique subsaharienne, il y a un travail à effectuer sur la masse de discours véhiculés depuis la fin du XVe siècle jusqu’à nos jours. Ils ont pénétré l’inconscient des personnes qui ont entendu ces récits, si bien qu’elles ne se savent pas elles-mêmes dépositaires de tous ces discours qui influencent le regard. Il faut en avoir conscience et s’interroger sur la manière dont ces discours ont été produits, dans quel contexte, pourquoi et comment peut-on les dépasser aujourd’hui ? Non pas les effacer, car cela fait partie de l’histoire de la rencontre, même si ce sont là ses aspects sombres. Pour pouvoir dépasser cela, il faut le connaître, l’étudier avec sérieux et rigueur. Mais sans pathos car le risque est de s’y enfermer, de revivre inlassablement ces pages sombres de l’histoire et ce serait dommage pour les jeunes générations.

Que faudrait-il faire pour mieux vivre avec soi et avec les autres ? Est-ce qu’un mouvement comme Black Lives Matter permet de questionner les anciens modèles ?

Ces mouvements soulèvent des questions sociétales et politiques très fortes, non pas des questions identitaires, qui sont autre chose. Quand on se pose la question de ce qu’il faut faire, il faut d’abord se poser la question de « Qui doit faire ? ». Les minorités n’ont pas le pouvoir d’influencer le cours des choses dans la société, elles font ce qu’elles peuvent, souvent avec ce qu’on leur renvoie. Par exemple en France, en ce moment on se plaint beaucoup d’une influence des campus universitaires américains sur la manière dont les questions de société sont abordées par les militants. Ce reproche est incompréhensible dans un pays à ce point fasciné par l’Amérique. En ce qui concerne la minorité afrodescendante, elle a grandi dans une France où les modèles de noirs les plus valorisés étaient américains. Se tournant de ce côté-là pour chercher les outils de ses luttes, elle révèle la profondeur de sa francité. On le lui reproche parce que cela secoue un peu, pousse au changement et amène des interrogations nouvelles, inconfortables pour ceux qui ont toujours eu la parole jusqu’ici. Enfin, tout cela est positif si de vraies conversations sont permises. Non pas des affrontements si radicaux que, chacun campant sur ses positions, il serait impossible de se rejoindre. Nous serions tous perdants. Il faut que les voix qui n’ont pas pu s’exprimer dans le passé le fassent, mais en ayant pour objectif le bien-être de tous et non l’implosion des sociétés.

 Le travail d’acceptation du passé et de projection vers un futur souhaitable, peuvent-ils être appliqués à la vision de la femme dans la société ?

Pour moi le féminin est tout puissant. Il faut avant tout apprendre ce qu’est cette force féminine, apprendre à aimer être des filles et des femmes, à aimer les femmes, plutôt que d’envisager d’abord la question de la domination masculine. Pour restaurer la puissance du féminin il faut avant tout résoudre les conflits entre femmes. Tous les profils de femmes ont existé dans l’histoire de l’humanité. Il y a eu les femmes guerrières viking, les Candaces de Méroé en Afrique qui étaient à la fois gouvernantes, guerrières, bâtisseuses, mères et épouses, allaient à la guerre avec leurs épées et leurs bijoux, elles étaient pleinement des femmes. Il faut réinjecter dans l’inconscient des femmes toutes ces références oubliées, ces figures – et d’autres – qui déploient les potentialités féminines. Réhabiliter le féminin aux yeux des femmes, en les mettant au centre de leur propre expérience, de leur discours.

Comment définiriez-vous votre identité ?

Je ne me définis pas sur le plan identitaire. Si je suis poussée dans mes derniers retranchements, je me dis Africaine subsaharienne. Je reste incapable de m’attacher à une nationalité. Je suis née au Cameroun, mais je me sens une appartenance africaine beaucoup plus vaste. Je me sens également très proche de toutes les populations afrodescendantes issues de l’histoire atlantique parce que je les ai tellement étudiées qu’elles ont fini par entrer en moi avec leurs langues, leurs expériences particulières. Elles font aussi partie de mon identité, de mon imaginaire de façon très naturelle et spontanée. Je rêve en plusieurs langues. 

La chose la plus simple peut-être pour tout le monde, c’est que je suis africaine. Mais lorsqu’on se définit, on sait qu’on pourra tout dire : définir, c’est réduire. En réalité, ce qui constitue notre identité échappe à tout ce qu’on pourrait écrire sur un passeport. Les expériences, les rencontres, contribuent à forger notre identité, sans même qu’on en ait conscience.

Dans votre dernier essai « Afropea » vous évoquez le rapport complexe des « Afropéens » (européen.ne.s d’ascendance subsaharienne) à leur identité. Comment peuvent-ils dépasser ce qui est vécu comme un tiraillement ?

Les afropéen.ne.s sont des personnes européennes avec une partie de leur héritage culturel qui vient de leur parents africains. Ces personnes n’ont pas envie de choisir entre les éléments qui les constituent : la culture et le vécu européen de fait puisqu’elles sont des productions de cet espace et la mémoire, la transmission, plus ou moins importante, venue de leurs parents. Et ça peut donner quelque chose de très beau. L’harmonie est possible à condition d’apaiser à l’intérieur de soi les conflits qui se jouent encore à l’extérieur, en raison d’une histoire heurtée, compliquée, de souffrance et de domination. Le problème de cette histoire est qu’il est parfois difficile de la mettre vraiment à distance, d’en faire un passé, parce qu’elle n’est pas complètement achevée.

Il persiste des déséquilibres entre le Nord et le Sud, donc entre les pays autrefois colonisés et les anciennes puissances coloniales. Tant que le déséquilibre n’est pas restauré, c’est vrai qu’il peut être difficile pour les individus de vivre de manière apaisée l’appartenance à deux géographies intimes qui s’entendent mal. Pour faire cela de façon saine, les personnes sont obligées de récupérer de part et d’autre ce qui est beau et de se valoriser à partir de cela. On ne peut pas divorcer d’un morceau de soi de toute façon, donc il faut l’aimer. Et il y a des choses à aimer en dépit de l’histoire. Cela demande sans doute une hauteur de vue, un peu de maturité, peut-être un regard un peu spirituel sur les choses. Se dire toujours qu’on ne travaille pas pour son petit espace mais que ce qu’on fait chez soi doit pouvoir bénéficier à tous. Et là je pense qu’Afropéa » a un rôle à jouer.

Lorsqu’un migrant arrive en France ou en Suisse aujourd’hui, est-ce que vous pensez qu’il peut espérer trouver sa place pour s’épanouir ?

Tous les migrants ne le sont pas seulement par ce qu’ils sont dans le besoin, mais aussi parce qu’ils ont un rêve, un désir d’aventure et de découverte. Ils peuvent aussi se trouver dans une situation aisée, être sollicités par le pays d’accueil. C’est le cas notamment de milliers d’ingénieurs camerounais établis en Allemagne, et dont on n’entend jamais dire qu’ils auraient des problèmes d’intégration. 

En revanche, la migration est difficile pour les vulnérables, les démunis, pour ceux qui auront besoin d’apprendre la langue, de se familiariser avec les codes culturels ou d’acquérir une compétence. 

S’ils ont quitté un pays en guerre par exemple, je pense qu’ils trouveront de l’aide. Les choses ne seront pas faciles, cela prendra du temps et il faudra leur accorder ce temps. Mais les périodes comme celle que nous vivons actuellement, avec la pandémie et avec la crise économique qui commence à s’installer, ne sont pas les plus propices à l’accueil, à la fraternité. C’est donc aussi une question de contexte. On ne peut pas se contenter de regarder celui qui arrive sans considération pour situation du pays où il se rend, ce ne serait pas juste. 

L’état du monde actuellement nous oblige à fabriquer du commun, parce que la planète est menacée, que certaines ressources vont se raréfier… Nous savons d’ores et déjà que certaines parties de la planète ne seront plus habitables. Il faut donc déjà s’apprêter à accueillir.

Ce qu’il nous faut tous désormais apprendre c’est de ne pas repousser l’autre parce que son état de fragilité nous effraie. Elaborons une éthique de la vulnérabilité qui permette de reconnaître sa fragilité dans celle de l’autre et de tendre la main précisément pour cette raison. 

Léonora Miano est née en 1973 à Douala au Cameroun. Elle s’installe en France en 1991, et vit actuellement au Togo. Écrivaine maintes fois primées, elle reçoit le prix Goncourt des lycéens pour son deuxième roman « Contours du jour qui vient ».  Elle remporte le Prix Fémina pour « La Saison de l’ombre » en novembre 2013, qui parle du début de la traite des Noirs. En janvier 2014, elle est nommée au grade de Chevalière de l’Ordre des Arts et des Lettres par la ministre française de la Culture et de la Communication Aurélie Filippetti. Léonora Miano a publié de nombreux romans et essais dont le dernier, en septembre 2020 « Afropéa » évoque la relation complexe à l’identité des « afropéen.ne.s » (européen.ne.s d’ascendance subsaharienne) et comment la dépasser, dans une vision inclusive et post-occidentale de la société.

Propos recueillis par Stéphanie Martin-Vavasseur, assistante-doctorante pour l’Académie du journalisme et des médias à l’Université de Neuchâtel.